Santé mentale & Cinéma : Perception, traitement et enjeux de la psychiatrie et des troubles mentaux au cinéma

PARTIE I
A) Historique de la perception des maladies psychiques au cinéma au fil du temps :
Le Cabinet du Docteur Calligari, de Robert Wiene (1919) :
Lorsque Le Cabinet du Dr. Caligari sort en février 1920 en Allemagne, puis dans le reste du monde les années suivantes, le public comme la critique sont stupéfaits par une telle démonstration d’étrangeté et d’audaces visuelles. Le spectateur est placé devant des représentations semblant surgir de cauchemars violents et nerveux. Le film de Robert Wiene, écrit de main de maître par Hans Janowicz et le célèbre scénariste Carl Mayer, fut justement considéré comme le manifeste de l’expressionnisme allemand à l’écran et comme le premier film à mettre en scène la pathologie mentale par le biais du genre horrifique au cinéma.
Les sentiments de terreur et l’ambiance onirique et torturée véhiculés par les décors faits de fausses perspectives, tout en oblique, d'angles aigus et de proportions tronquées traduisent aussi le déséquilibre psychique de Francis, le narrateur. En effet, Le Cabinet du Dr. Caligari est construit sous la forme d’un flash-back. L’histoire nous est contée par le personnage qui se trouve, au commencement du film, dans le jardin d’un asile d’aliénés, chose que l’on découvrira à la fin. Ainsi c’est à travers le prisme de son univers mental chamboulé que sont rapportées les aventures maléfiques du Dr. Caligari, qui se trouve être aussi le directeur de l’établissement.
Ce film fait donc preuve d’une grande ingéniosité pour l’époque, et annonçait déjà les thème si chers au cinéma de la révélation finale de la folie comme retournement de situation ou de l’angoisse terrifiante à laquelle peut renvoyer les thèmes de la psychiatrie, de l’hypnose, de la manipulation et du rêve.
Mis à part le préambule, la scène dans le parc, et l'épilogue, le film décrit en réalité le délire d'un fou, en l'occurrence Francis. Ce film donne ainsi à voir une histoire de « fou » racontée par un « fou », ce qui était déjà révolutionnaire à une époque où le récit à la première personne n'existait pas encore.
Alors vérité ou illusion ? Raison ou folie ? Le peuple allemand est renvoyé à ses doutes et à ses fantasmes. L’angoisse formelle puis psychologique renvoie au sentiment de paranoïa qui parcourt l’Allemagne au lendemain de la guerre.
M Le Maudit, de Fritz Lang (1931) :
Fritz Lang fut également l’un des premiers à avoir abordé le domaine de la psychanalyse dans son cinéma, en évoquant la thématique de l’irresponsabilité de la personne atteinte d’un trouble mental, à travers les pulsions meurtrières qui assaillent M et son potentiel dédoublement de personnalité, révélé lors de la scène finale du procès : Il adresse au jury un plaidoyer très novateur pour l’époque, parlant de la perception qu’il avait lui-même de ses actes criminels et prétendant agir de manière inconsciente, étant lui-même victime de ses pulsions qui le pousseraient à agir alors qu’il est terrifié :
« Toujours, je dois aller par les rues, et toujours je sens qu'il y a quelqu'un derrière moi. Et c'est moi-même ! […] Quelques fois c'est pour moi comme si je courais moi-même derrière moi ! Je veux me fuir moi-même mais je n'y arrive pas ! Je ne peux pas m'échapper ! […] Quand je fais ça, je ne sais plus rien… Ensuite je me retrouve devant une affiche et je lis ce que j'ai fait, alors je me questionne : J'ai fait cela ? […] Ne suis-je pas porteur d’une malédiction ? Ce feu, cette voix, cette agonie ? »
Ce qu’il suscite, lui-même victime torturée par d’irrésistibles pulsions, devient alors ambigu, amenant le spectateur à réfléchir sur le fait de savoir s’il faut le tenir comme responsable de ses actes. On parlerait aujourd’hui de « circonstances atténuantes », mais la vision que propose Fritz Lang de la criminalité liée à un déséquilibre mental est ici très intéressante pour l’époque.
De telles représentations sont plus rares de nos jours qu’elles ne l’étaient il y a quelques 90 ans. « Je pense qu’un réalisateur doit être une sorte de psychanalyste », déclarait Fritz Lang, qui avait préparé son film en interviewant des psychiatres et autres professionnels de santé ayant travaillé et exercé au contact de personnes s’étant rendues coupables de meurtres.
La Maison du Docteur Edwardes, d’Alfred Hitchcock (1945) :
C'est Alfred Hitchcock qui va réaliser le tout premier grand film "de" psychanalyse. Dans son film La Maison du Docteur Edwardes (1945), le patient souffre d'un traumatisme inconscient qu'il va s'agir d’élucider tout au long du récit.
Hitchcock déclarait à propos de ce film : « Quand je suis rentré à Hollywood, Ben Hecht a été recruté et c'était un choix heureux parce qu'il était justement très porté vers la psychanalyse (...) Je voulais tourner le premier film de psychanalyse et j'ai travaillé avec Ben Hecht qui consultait fréquemment des psychanalystes célèbres. »
L'analyste de Zelznick en question, Ben Hecht, est d’ailleurs crédité comme conseiller technique.
Après La Maison du Docteur Edwardes, quatre autres films vont fonder le genre du film noir psychanalytique dans les années 45-49 : La Double Énigme, de Robert Siodmak (1946) où un psychiatre mène l’enquête afin de confondre une meurtrière atteinte de schizophrénie, Le Médaillon, de John Brahm (1946), Le Secret derrière la Porte, de Fritz Lang (1948) et Le Mystérieux Docteur Korvo, d’Otto Preminger (1949), dans lequel Gene Tierney, convaincue d'être une meurtrière, est innocentée par son mari psychiatre.
En 1947, Raoul Walsh réalise le premier western psychanalytique : La Vallée de la Peur.
Pas de Printemps pour Marnie, d’Alfred Hitchcock (1964), L'esprit de Cain, Brian De Palma (1992), Sleepy Hollow, de Tim Burton (1999), Spider, de David Cronenberg (2002) ou encore Shutter Island, de Martin Scorsese (2010) seront également des films dans lesquels la psychanalyse réussira à livrer les clés du traumatisme inconscient.
Vont ainsi émerger de nombreux chefs-d'oeuvre hollywoodiens également portés sur la question de la santé mentale. En voici encore quelques exemples, parmi les plus marquants et les plus susceptibles d’illustrer l’évolution de la façon dont le cinéma a présenté la santé mentale et ses enjeux :
Psychose, d'Alfred Hitchcock (1960) :
Peu de réalisateurs de films ont aussi allègrement imprégné leur travail de pathologies psychiatriques qu’Alfred Hitchcock. Avec ses films abordant les thèmes de l’obsession, de la cleptomanie et du voyeurisme, pour n’en citer qu’un petit nombre, Hitchcock s’est attardé sur les concepts freudiens et les a popularisés.
Psychose en est un parfait exemple, et incarne pour beaucoup le chef d’oeuvre du cinéaste. Son personnage principal, Norman Bates, cache sous son apparence trompeuse de gentil garçon de nombreux troubles mentaux liés à la mère, à des souvenirs refoulés, ainsi qu’un terrible trouble dissociatif de l’identité, pathologie psychiatrique encore très méconnue du grand public à l’époque et dont la nature a marqué une génération entière, expliquant le comportement meurtrier de Norman à travers un scénario encore une fois révolutionnaire pour l’époque.
Toutefois, c’est également le choix d’Hitchcock de terminer le film sur le diagnostic de ce trouble énoncé par un psychiatre qui est peut-être perçu comme très contemporain d’un point de vue médical. Le film reflète ainsi le changement culturel qui a conduit à demander l’aide des psychiatres pour tenter de donner un sens clinique et justifié à des actes d’une violence a priori inexplicable.
Orange Mécanique, de Stanley Kubrick (1971) :
Dans les années 70, les cinéastes commencent à prendre conscience du fait que la période d’après-guerre a engendré des nouveaux traitements pour les soldats revenus du front avec un stress post-traumatique ayant grandement endommagé leur santé mentale. Ainsi le public apprend alors l’existence de techniques de soins novatrices mais très impressionnantes, souvent perçues comme étant sordides et cruelles, comme les électrochocs et la lobotomie.
L’adaptation en 1971 du roman d’Anthony Burgess « A Clockwork Orange » par Stanley Kubrick est un bon exemple de film dans lequel le traitement de la pathologie occupe une place primordiale au sein de la narration.
Le film soulève le débat classique de savoir cette fois non pas si Alex et sa bande sont responsables de leurs agissements, mais de savoir si ces derniers tiennent du libre arbitre ou sont le produit de leur culture et de leur temps. Si l’on pense aux études modernes d'imagerie cérébrale qui consistent à identifier les sources neurologiques potentielles du comportement criminel, les questions soulevées par le film sont plus pertinentes que jamais.
Vol au-dessus d’un Nid de Coucou, de Milos Forman (1975)
Le protagoniste de Vol au-dessus d’un Nid de Coucou, Randle Patrick McMurphy, interprété par Jack Nicholson, ne souffre pas d’un trouble psychiatrique apparent : il en simule un dans le but d’être transféré d’un pénitencier à une institution psychiatrique pour tenter d’éviter le travail carcéral. Après avoir tenté d’entraîner les autres patients dans une rébellion contre un personnel médical déshumanisé, il subit des électrochocs et une lobotomie.
Cette description, qui figure parmi les plus connues de la psychiatrie du cinéma moderne, met en exergue les finalités différentes de l’art et de la médecine. Le but premier de Vol au-dessus d’un Nid de Coucou est d’utiliser la psychiatrie comme une métaphore de la façon dont les institutions sociales maintiennent l’ordre. Il s’agit d’un concept qui n’est pas sans corolaire dans le monde réel, en particulier concernant la pratique historique de la lobotomie.
Mais ce tableau relativement peu subtil de gentils fous à la merci de leurs soignants sadiques a eu un impact démontré sur la perception de la psychiatrie par le grand public et a contribué largement à attribuer une très mauvaise réputation à l’électroconvulsivothérapie (soins par électrochocs).
Un article scientifique paru en 2009 indique « qu’en mettant en scène le mythe des excentriques inoffensifs dont les comportements sont exagérément considérés comme des maladies mentales, Vol au-dessus d’un Nid de Coucou a largement contribué à promouvoir les sentiments d’« antipsychiatrie » ce qui a probablement involontairement contribué à stigmatiser encore plus les patients psychiatriques. »
L’enjeu de ce film réside alors dans l’influence du cinéma sur la création de l’opinion public concernant la maladie mentale, et l’impact qu’il peut avoir sur la perception des maladies mentales et du milieu psychiatrique, sujet que nous aborderons en dernière partie de ce devoir.
Le Silence des Agneaux, de Jonathan Demme (1991) :
Après une décennie dans laquelle les films d’horreur vont faire la part belle aux tueurs « surnaturels », dont la psychologie fantasmée et terrifiante sert de prétexte pour justifier l’effroi qu’ils suscitent auprès du public, les années 90 voient un retour à l’utilisation de fondements psychiatriques pour expliquer les raisons qui poussent certains personnages à commettre des actes répréhensibles.
Le plus apprécié de ce style émergent est probablement le film Le Silence des Agneaux, cinq fois oscarisé et multi-récompensé, qui retrace en détails l'enquête d'une jeune recrue profileuse au FBI, Clarice Starling, pour traquer un tueur surnommé "Buffalo Bill", qui découpe la peau de ses victimes féminines.
Le film met en avant une notion qui a néanmoins été vivement critiquée, en attribuant les crimes de Buffalo Bill à sa frustration, liée à l’échec qu’il a essuyé pour obtenir une chirurgie de réassignation sexuelle. « Billy déteste sa propre identité et il pense que sa façon d’agir fait de lui un transsexuel » explique, depuis la prison, le psychopathe à Clarice Starling.
Ce prétexte de justification scénaristique, qui permet alors d’expliquer les comportements abominables et inhumains du personnage incarné par Anthony Hopkins par la frustration dont il souffre, ayant donné naissance à une pathologie terrifiante, ne contribue certes pas à rassurer les spectateurs sur l’impact que les déséquilibres mentaux peuvent avoir sur la psyché humaine…
Melancholia, de Lars Von Trier (2011) :
À la différence de la schizophrénie et malgré une prévalence nettement supérieure, la dépression sévère et caractérisée est généralement évitée par les films contemporains. Mettre en scène un état qui se définit intrinsèquement par l’incapacité à l’action est bien entendu un pari risqué. Melancholia propose pour sa part une réponse métaphorique, sur le mode de la science-fiction.
Tandis que Justine, une jeune mariée, s’enfonce peu à peu dans une profonde dépression qui la dévitalise, une planète géante récemment découverte fonce vers la Terre jusqu’à entrer en collision avec elle, éradiquant ainsi toute forme de vie. Lorsqu’enfin, le caractère inéluctable de la destruction de la Terre devient évident aux yeux de tous, Justine commence à reprendre vie, à ré-exister socialement, accoutumée à la sensation de tragédie et à la vanité de l’action.
Le concept n’est pas dépourvu de bases scientifiques. Des études ont en effet montré que les personnes d’humeur dépressive sont plus performantes que la moyenne pour résoudre les dilemmes sociaux. En ce sens, quoique très détachée de la réalité, la métaphore du film pourrait exprimer une vérité très profonde sur la maladie mentale.
Une analyse plus poussée du sens de ce film et de ce qu’il représente pour son réalisateur sera détaillée en deuxième partie de ce mémoire.
Ces quelques films nous donnent donc un petit aperçu de l’évolution qui a été celle du traitement de la maladie mentale par le cinéma au fil(m) des années. Une analyse exhaustive de cette problématique étant quasi-impossible à établir, ces quelques exemples de films nous donnent déjà une idée de la façon dont les cinéastes et le public ont découvert le passionnant domaine de la santé mentale à travers le prisme du 7ème art.
Mais si autant de films ont été réalisés sur cette thématique, cela est tout d’abord dû au potentiel scénaristique immense et très contemporain que présentent les troubles mentaux. Depuis l’établissement et la reconnaissance de cette catégorie de maladies, qui relèvent donc du mental, de la psychologie de chacun, les scénarios présentant un personnage en proie à une pathologie psychique ont rencontré un très grand succès auprès du public, grâce aux retournements de situation et aux formidables figures de style, allégories visuelles et autres démonstrations artistiques qu’ils permettent de mettre en scène.
