Santé mentale & Cinéma : Perception, traitement et enjeux de la psychiatrie et des troubles mentaux au cinéma

II.A. 1) Le film comme résultante de l’expérience personnelle
Le rapport qu’entretiennent certains acteurs ou réalisateurs avec leur psychisme ainsi que la manière dont leur expérience personnelle a déjà impacté leur santé mentale, à des degrés plus ou moins variés, ou encore la relation qu’ils ont avec la maladie mentale de par quelqu’un de leur entourage… Tous ces facteurs conduisent certaines personnalités à tourner un film ou à jouer dans un film de manière très personnelle, en s’impliquant réellement dans le propos et en tentant de se rapprocher au maximum de la vérité et de ce que leur(s) personnage(s) ressentirai(en)t, notamment à travers la Méthode d’acting citée plus haut pour de nombreux acteurs.
Dans ces quelques cas précis, le film est alors la résultante de l’état de santé mentale déjà préexistant qui caractérise les acteurs ou réalisateurs concernés, ainsi que la façon dont ils la perçoivent, la vision qu’ils ont de la leur, de celle de leur entourage affecté par le trouble mental évoqué dans leurs films, ou encore de la façon dont ils imaginent leur personnage se comporter. Les performances et les intentions sont alors conditionnées par l’image que les acteurs ou cinéastes en question ont de la santé mentale, ce qui joue un rôle primordial dans la façon dont le public va également la percevoir, en fonction de ce qu’on lui montre à voir à l’écran.
Ainsi, concernant les acteurs ayant utilisé la Méthode et ayant atteint un immense degré d’implication dans leur rôle de par leur rapport à la santé mentale et l’impact que leur préparation intense a pu avoir sur elle, on pourra citer en exemple :
Johnny Depp, dans Las Vegas Parano, de Terry Gilliam (1998) :
L'écrivain Hunter Thompson, auteur du roman original duquel s’est inspiré Gilliam pour son adpatation, était connu pour sa grande consommation de substances hallucinogènes et drogues en tous genres et a de nombreuses fois testé les limites de ce que son esprit pouvait supporter sur le plan psychique. Il a fait entièrement confiance à la personnalité de Johnny Depp pour incarner le rôle de Duke, journaliste tout aussi consommateur de drogues dures.
L'acteur s'est donc plongé dans l'univers des années 70, il a vécu pendant des jours avec Thompson, se levait entre 20 et 21h, se couchait vers 17 heures le lendemain, et portait toujours de vieux vêtements de l'écrivain. Après le tournage, il a admis que l'image de Hunter était comme un virus qu'il avait acceptée de bon cœur.
Daniel Day Lewis, ou la Method acting à son paroxysme :
Dans l'un de ses premiers rôles, L'Insoutenable Légèreté de l’Être, de Philip Kaufman (1988), il campait un médecin tchèque en plein Printemps de Prague. Pour se faire, il avait appris à parler tchèque, alors même que le film était tourné en anglais, uniquement dans le but d’avoir l’accent en question. Il s'immerge totalement dans ses personnages, à tel point qu'il refuse de s'en départir entre les scènes
Dans le film My Left Foot, de Jim Sheridan (1989), l'acteur incarne le célèbre peintre Christy Brown, frappé d'une paralysie spasmodique à sa naissance. En guise de préparation pour son rôle, il passa huit semaines dans un institut spécialisé dans les soins intensifs pour ce type de pathologie très lourde et demanda à être exclusivement nourri à l'aide d'une cuillère, y compris sur le tournage du film. Il refusait également de sortir de son fauteuil roulant entre les prises, et est allé jusqu’à se casser deux côtes à force de se tenir recroquevillé et de reproduire les convulsions du vrai Christy Brown. Sa performance dans My Left Foot lui aura néanmoins valu un Oscar du Meilleur acteur.
Sur le tournage de La Chasse aux Sorcières, de Nicolas Hytner (1996), qui revient sur la fameuse histoire des sorcières de Salem se déroulant en 1692, il exigea de construire lui-même son habitation de l'époque, uniquement avec les outils que les pionniers américains du XVIIème siècle avaient à leur disposition, et ne s'est pas lavé durant un mois.
Pour le film Lincoln, de Steven Spielberg (2012), l’acteur n’a jamais voulu sortir de son personnage, au point d’envoyer des textos à ses collègues et à ses proches signés « Lincoln ». L’actrice Sally Field, qui joue sa femme à l’écran, est allée jusqu’à dire de Daniel Day-Lewis : « Je ne l’ai jamais rencontré. Je ne l'ai rencontré qu’en tant que Mr. Lincoln. »
Pour se préparer pour son rôle dans Le Dernier des Mohicans, de Michael Mann (1992), Daniel Day Lewis est parti s’isoler dans la nature et a vécu ains, en ermite, dans la forêt pendant près de six mois. Michael Mann déclara d'ailleurs à ce sujet « S'il ne chassait pas ce qu'il mangeait, il ne mangeait pas ».
Sur le tournage de Gangs of New York, de Martin Scorsese (2002), afin de mieux s'imprégner de son personnage, le terrifiant Bill le boucher, Daniel Day Lewis passait notamment tout son temps vêtu avec les habits et costumes de son personnage, y compris en dehors des plateaux de tournage. Mais ces vêtements n’étant pas confectionnés pour tenir chaud, il contracta une pneumonie durant le tournage. Quand la production lui demanda de porter des vêtements chauds et de se soigner avec des médicaments, il refusa, au motif que cela ne l'aiderait pas à rester immergé dans son personnage et son époque. À force d'insistance, il finit toutefois par accepter les médicaments.
De nombreux d’exemples, donc, qui témoignent de l’engament extraordinaire, proche du surmenage incompréhensible, dont l’acteur fait preuve pour les rôles qu’il interprète.
Tant et si bien qu’au mois de juin 2017, il annonçait dans un communiqué de presse qu'il mettait un terme à sa carrière d'acteur. Une annonce qui n'était pas non plus une surprise totale car le comédien britannique y avait déjà songé auparavant. Le dernier film de sa carrière sera donc Phantom Thread, de Paul Thomas Anderson (2017), avec lequel il avait déjà tourné There Will Be Blood. L’acteur explique qu’une profonde mélancolie l’a assaillie pendant le tournage et ne l’a plus quitté depuis, se transformant peut à peu en dépression, avec laquelle il s’efforce de vivre depuis.
Christian Bale, lui aussi partisan de la Méthode, se voue corps et âme à ses rôles, même si cela implique parfois de mettre sa santé (physique et mentale) en danger. C'est particulièrement vrai concernant les importantes variations de poids qu'il fait subir à son corps.
Comme évoqué plus haut, afin de préparer son rôle dans The Machinist, de Brad Anderson (2004), l’acteur s'est nourri durant trois mois d'une boîte de thon et d'une pomme par jour. Il a ainsi perdu 28 kilos pour le rôle de l'insomniaque Trevor Reznik, et atteint le poids critique de 55 kilos. Il aurait même atteint les 45 kilos si les producteurs ne l'avaient pas incité à s'arrêter, craignant pour sa santé. Selon le réalisateur Brad Anderson : « Il s'est affamé, épuisé, pour approcher l'état d'esprit de son personnage. C'était parfois un peu effrayant. J'ai insisté pour qu'il soit suivi médicalement. Parfois, pour mieux jouer une scène il s'empêchait de dormir durant les deux nuits précédentes ».
Il a ensuite dû reprendre 40 kilos extrêmement rapidement (en moins d’un an) pour son rôle dans Batman Begins, de Christopher Nolan en 2005. Il est ainsi remonté à 85 kilos.
La Méthode peut donc amener les acteurs qui s’en servent pour leurs rôles de composition à décrocher un oscar ou à fournir une performance exceptionnelle et reconnue par tous comme telle, mais le prix à payer est parfois très élevé en terme de santé. On constate dès lors qu’un tel niveau d’exigence imposé à son corps et à son esprit résulte d’un conditionnement sous-jacent et d’une volonté préexistante d’atteindre le degré de jeu le plus proche possible de la perfection.
La comédienne et auteur-compositeur-interprète américaine Rachel Bloom a quant à elle choisi de se servir de ses troubles de l’anxiété et de la dépression qu’elle a traversé pour en faire une série : Crazy Ex Girlfriend, dans laquelle elle tient le premier rôle.
Si le titre de la série laisse présager un programme comique, peu sérieux et rempli de clichés et de blagues plus ou moins fines, il n’en est rien en réalité. Le titre est à prendre à contrepied, et c'était bien l’intention de la jeune réalisatrice de surprendre son public en l’accrochant avec un titre burlesque alors que la série contient un vrai propos et un message de fond très significatif.
Car tout au long de ses quatre saisons, Crazy Ex Girlfriend réussit à dresser un portrait inédit et complexe de la vie avec un trouble mental, à travers une représentation réaliste et responsable des personnes qui en souffrent.
Rachel Bloom ne partage pas le même diagnostic que son héroïne, mais elle a déjà parlé très ouvertement de ses propres problèmes de santé mentale. Pour être sûres d’avoir le bon diagnostic pour Rebecca (la protagoniste de la série), les deux co-créatrices de la série Rachel Bloom et Aline Brosh McKenna ont donc consulté une équipe de médecins et leur ont demandé de diagnostiquer le personnage.
La série s’attache par ailleurs à montrer les étapes parfois lentes et frustrantes du rétablissement de Rebecca, traduisant ainsi une vision très honnête du véritable combat que peut représenter la lutte contre la maladie mentale pour les personnes qui en souffrent.
Après avoir traversé une période de stress très intense au cours de sa vie, avant de se découvrir un trouble de l’anxiété qui s’est par la suite mué en dépression sévère, Rachel Bloom affirme que la méditation et l'aide psychiatrique lui ont permis de se rétablir, ainsi que la prise de conscience qu’elle a eu comprenant que de (très) nombreuses autres personnes souffrent de conditions similaires.
« La chose qui m'a le plus aidée à travers mon anxiété et ma dépression, c'est d’enfin comprendre que je ne suis pas seule. Je suis d’un naturel plutôt pétillante, même quand je suis triste. Mais ce que les autres ne comprennent pas, c’est que lorsqu’on est prit dans un engrenage dépressif qui nous paraît sans fin, le monde devient alors réellement sombre. Je suis anxieuse à l’idée d’être anxieuse du fait que l’anxiété puisse gâcher ma vie, et ça paraît sans fin. Mais en m'ouvrant aux autres, j'ai trouvé que beaucoup de gens ressentaient la même chose, et ça m’a vraiment aidé à me sentir mieux et à reprendre confiance en moi. »
- Rachel Bloom
Mais comment évoquer le rapport tout à fait personnel que certains cinéastes établissent entre santé mentale et cinéma sans évoquer le réalisateur danois Lars Von Trier, dont l’univers cinématographique laisse transparaître les différents troubles ayant affecté la santé mentale du réalisateur tout au long de sa vie ?
Reconnu depuis sa trilogie Cœur d’or, composée de Breaking the Waves (1996), Les Idiots (1998), et Dancer in the Dark (2000), le cinéma de Lars Von Trier n’a cessé de nous surprendre. Bien plus que de simples films, il s’agit bien souvent d’une expérience dérangeante et malsaine dont on ne sort pas indemne. Un univers inclassable, au même titre que des réalisateurs comme Gaspard Noé ou Terrence Malick, dont le cinéma est tout aussi controversé. Avec des thèmes tels que la religion, la sexualité et la repentance, l’oeuvre de Lars Von Trier en dit long sur la manière dont le cinéaste cherche à se guérir de ses démons (pour chacun de ses films, on retrouve un découpage en chapitres, avec une présence quasi-systématique des thématiques de la religion et de la spiritualité, comme une sorte d’introspection sous forme de réécriture biblique, à sa façon).
Si l’on regarde de plus près, on retrouve dans chacune de ses œuvres un schéma commun, du noir et du blanc, du bien et du mal, de deux contraires qui s’attirent et ne forment plus qu’un. Il y a toujours une réponse à son questionnement. Lars Von Trier est connu pour ses épisodes psychologiquement fragiles, on ne peut donc s’empêcher de penser que toute son œuvre serait comme une autobiographie, où chaque film représente une partie de lui, et par-là même, une thérapie. C’est peut-être pour cela que chaque film est abouti, et ne laisse jamais en suspens. Il a besoin de clôturer chacun de ses films comme un chapitre de sa vie. À chaque névrose, un film, et à chaque film, une médication.
Son œuvre la plus marquante, la plus dure à regarder et sûrement la plus controversée, est sans aucun doute Antichrist (2009). D’une extrême violence psychologique, ce film constitue une mise en garde contre l’auto-analyse, faisant ainsi écho à l’interdiction que se font les psychanalystes d’analyser un membre de leur famille ou un de leurs proches. Ainsi, selon Lars Von Trier, s’y adonner ne ferait que précipiter le sujet analysé vers une descente aux enfers brutale et sans retour.
Le réalisateur a par ailleurs évoqué le rapport qu’il entretenait avec ce film et l’écho que ce dernier venait faire à sa propre histoire :
« Cela peut sembler bizarre, mais c'est la première fois que je ne parviens pas à décrire réellement mon film. Je me trouvais dans une profonde dépression, il y a deux ans. C'était très dur, et il a été pour moi comme une thérapie. Je n'avais pas la force de tenir une caméra, mais je pouvais diriger mon équipe. L'inspiration était toujours là. Elle m'a permis de sortir de cet état léthargique qui m'envahissait. Plutôt que de rester couché à regarder le plafond j'ai travaillé et le film est le résultat de cet effort. Ce n'est pas pour cela qu'Antichrist est un film plus sombre que les autres. Je n'ai jamais réussi à faire un film de genre pur parce que j'ai toujours tendance à y ajouter quelque chose de personnel, que ce soit dans un mélodrame, comme Breaking the Waves, ou une comédie musicale, comme Dancer in the Dark. Antichrist est, je crois, très romantique, proche de l'univers d'Edgar Allan Poe. »
- Lars Von Trier, à propos d’Antichrist
Le film est ici à double lecture : pendant que sa femme sombre de plus en plus dans la folie, le deuil de leur enfant, lui, s’éclaircit. Un film sur la culpabilité, le remord, appuyé par des punitions corporelles, mais sans gratuité aucune. Dans les films de Lars Von Trier, tout est réfléchi, il y a toujours une approche psychologique derrière, en demande de rédemption et de pardon d’un être supérieur qui tente de faire perturber le spectateur dans son questionnement existentiel. Et c’est ce qui rend son intention et son interprétation si fascinante.
Concernant maintenant plus précisément le film Antichrist, selon la psychologue parisienne Tereza Pinto ayant rédigé un article pour la revue Recherches en Psychanalyse en 2010, il décrit de façon exemplaire l’entrée dans la psychose et le démarrage de la construction délirante. La fiction nous offre, selon elle, bien souvent l’exemplaire, voire l’idéal, et c’est pourquoi nous ne saurions oublier qu’il s’agit tout simplement de cinéma.
Ce film a été reçu sous une pluie de critiques qui dénonçaient notamment son caractère prétendument misogyne. En réalité, le film raconte l’histoire d’une femme qui prend la nature féminine pour fondamentalement sournoise, et c’est précisément par ce trait qu’elle s’y identifie. Et c’est en cela que réside en réalité toute la finesse du film. Les scènes de violence et de sexe cachent, pour ceux qui restent à sa surface, le récit d’une souffrance psychique aiguë. En effet, Lars von Trier réussit à réaliser une histoire en deux dimensions : l’une évoquant la réalité brutale de la maladie mentale, et l’autre, subtile, voire poétique, dans laquelle la souffrance psychique est travaillée dans les détails de l’histoire d’une vie, le tout accompagné d’une bande sonore très juste qui nous emporte dans l’apparition d’un délire naissant.
En cela, on peut dès lors affirmer que le réalisateur danois fait preuve d’une grande introspection et interroge beaucoup son inconscient et sa psyché, infinie source d’inspiration pour les films qu’il réalise.
Un autre film du réalisateur danois peut se prêter à une analyse au regard de la thématique de la santé mentale. Il fait suite à Antichrist dans la chronologie de l’oeuvre de Lars Von Trier et se traduit également par une illustration pertinente de la psychologie du cinéaste. Il s’agit de Melancholia, sorti en salles en 2011.
Dans ce film, le personnage principal, Justine, magnifiquement interprétée par une Kirsten Dunst qui comprend grandement le cinéaste pour avoir traversé des choses identiques dans sa vie privée, est une allégorie, une métaphore de Lars Von Trier lui-même. Un personnage qui traverse sa vie de manière passive, sans en être acteur, un personnage mélancolique qui essaie de composer avec une existence dans laquelle il ne se retrouve pas.
Une vie qui semble futile, sans intérêt, sans aucun sens où il faut composer avec tout un tas d’obligations familiales, professionnelles, sentimentales, amicales. Une vie qui semble comme trop étriquée pour une Justine qui se sent étouffée, prise au piège d’un jeu, d’un rôle, d’une interprétation, devant paraître, essayer d’être conforme à une norme qui ne trouve pas de sens à ses yeux. Mais Justine se fait souffrance, se force, essaie… Jusqu’à un événement qui va exacerber son sentiment de profonde tristesse, jusqu’alors dissimulée : son mariage.
À partir de là, toute la vie illusoire et faussée de Justine se délite jusqu’à l’effondrement, avant de trouver une conclusion dans l’acceptation du personnage de sa souffrance psychologique et de sa condition. Après un épisode dépressif fort, Justine va se relever en voyant le monde sous un regard différent, apaisé. Elle est consciente, peut-être pour la première fois de son existence, de la futilité des choses. Et c’est via le prisme de ce nouveau regard que Justine va appréhender cette fin du monde.
Avec Melancholia, Lars Von Trier montre à quel point le dépassement de son ancien stade dépressif lui aura permis de voir le monde sous un nouvel angle. Le cinéaste se montre serein, apaisé, bien que l’ensemble sonne comme profondément pessimiste. Lars Von Trier apparaît alors comme un être résigné sur sa condition, sur sa vie, sur LA vie en général. Un être qui compose depuis tant d’années, au point d’en avoir été profondément affecté.
Être un cinéaste incompris d’une majorité qui fait pourtant mine de le comprendre et se permet de le juger à la moindre nouvelle réalisation a peut être également contribuer à pousser le cinéaste a exprimer ce sentiment à travers de film.
En cela, Melancholia est comme le récit de la catharsis « Von Trierienne ». Le récit d’un parcours transformateur. La noirceur, le mal-être de Antichrist ne sont plus. Désormais, reste un sentiment de mélancolie profond face à un monde sur lequel il porte un regard triste car ce monde est futile à ses yeux : rien n’a de sens, rien n’a vraiment d’importance. Lars Von Trier explique qu’il a désormais pris conscience de tout cela, qu’il l’accepte. La dépression l’a donc amené à porter un nouveau regard sur la vie, plus distant, plus serein, mais également plus triste…
On peut dès lors affirmer que les films ont un certain pouvoir thérapeutique, autant pour ceux qui les interprètent que pour ceux qui les réalisent, leur permettant d’appréhender leurs troubles et de mettre des images sur ce qu’ils ressentent, sur les épisodes qu’ils traversent au cours de leurs vies et sur la manière dont ils composent avec.
Dans un tout autre registre cinématographique, mais à travers une démarche similaire, le film Happiness Therapy, de David O. Russel (2012) illustre également l’inspiration indéniable que représentent les troubles mentaux vécus de manière personnelle pour les cinéastes. Le protagoniste du film, incarné par Bradley Cooper, est atteint d’un trouble bipolaire, et le réalisateur David O. Russel a déclaré en interview s’être inspiré pour son film du combat de son propre fils, qui souffre lui-même d’un trouble bipolaire et qui a séjourné en hôpital psychiatrique, à l'instar de Pat Solatano, le personnage principal. Happiness Therapy relate comment la maladie mentale est vécue par la personne qui en est atteinte et la manière dont elle peut parfois être interprétée au niveau collectif.
Un dernier exemple, mais pas des moindres, traduit une démarche alternative dans la façon de mettre en images les troubles mentaux auxquels les cinéastes peuvent être confrontés : il s’agit du réalisateur Jonathan Caouette, qui a réalisé deux films évoquant la maladie mentale de sa mère.
Le premier, Tarnation (2003) est un film documentaire autobiographique dans lequel le cinéaste présente le calvaire subi par sa mère, Renée, atteinte de schizophrénie, lorsqu’elle a été internée en hôpital psychiatrique.
Sous l'égide de Gus Van Sant et de John Cameron Mitchell, figures phares du cinéma indépendant et grands orchestrateurs de controverses, Jonathan Caouette va beaucoup faire parler de lui avec ce film. Insolite et dérangeant, Tarnation est un objet cinématographique inclassable, montage autobiographique psychédélique de photos patiemment collectées et d'images de ses proches et de lui-même qu'il filme depuis l’enfance. Tout, semble-t-il, y est exposé et recomposé à grands renforts de filtres colorés, écrans fragmentés, effets visuels et sonores délirants, qui dévoilent l'intime autant qu'ils le déguisent. Dans ce maelström humain, le réalisateur nous invite (incite?) alors à nous reconnaître voyeur de ce qu’il a nommé « la grande thérapie de l’art ».
Le deuxième film du cinéaste, Walk Away Renée (2011) est également un documentaire mais qui cette fois prend davantage l’apparence d’un road-movie illustrant le voyage que le réalisateur a dû entreprendre à travers les États-Unis, en compagnie de sa mère, pour la ramener près de chez lui à New-York dans un nouveau lieu de soins. Les obstacles qu’ils rencontrent sur leur route sont entrecoupés de retours dans le temps qui donnent un aperçu de cette relation mère-fils hors du commun.
Même jeu de réécriture visuelle et sonore, même histoire : celle de Jonathan et de Renée, sa mère qui n'a jamais été une mère comme les autres. Atteinte de schizophrénie, soignée aux électrochocs, calmée au lithium jusqu'à l'overdose, elle représente pour son fils une source d’inspiration et l’incarnation de sa volonté de sensibiliser le monde à ce que représente la schizophrénie lorsqu’elle est vécue dans l’intime. Walk Away Rennée mesure l'univers à l'aune de la folie de Renée.
Alors que la mère et le fils sont sur la route, la principale difficulté provient du fait qu’ils ont égaré les médicaments de Renée, qu’aucun médecin ne veut prescrire sans hospitalisation immédiate, ce qui finit par avoir des conséquences sur l’état de sa maladie. Jonathan Caouette n’ayant jamais cessé de filmer sa mère, il mêle au présent des images du passé plus ou moins récent pour retracer l’histoire de Renée Leblanc : son évidente joie de vivre qui a été rapidement cassée, ses difficiles relations avec ses parents, les étapes de la dégradation de sa santé, et l’attachement indéfectible à son fils, malgré, parfois, des crises violentes.
« Ma mère et moi avons vécu tant de choses inhabituelles que je veux le partager. Elle aime être filmée et aime le fait que son histoire soit racontée par son fils. Je sens que j’ai le droit de la faire parce que c’est ma vie. C’est ce que je suis. »
- Jonathan Caouette
Depuis son très jeune âge, l’existence de Jonathan Caouette a tout d’une épreuve. Il a été élevé par ses grands-parents parce que sa mère, Renée Leblanc, subissait de nombreux traitements dans divers hôpitaux psychiatriques, même si elle pouvait le voir une fois par semaine. Le garçon a aussi été placé dans des familles d’accueil, où il avoue avoir subi de mauvais traitements.
Plusieurs films sur la maladie mentale l’ont inspiré. Jonathan Caouette explique : « Il y a par exemple Frances avec Jessica lange, et La Fosse aux Serpents. Le personnage d’Olivia de Havilland ressemble beaucoup à ma mère. C’est très curieux. Dans le degré de souffrance, par plein d’autres aspects. »
Sur Politis.fr, Christophe Kantcheff intitule sa critique du film : « Walk Away Renée » : Caouette, une virée à la mère » et déclare : « Ce long road-movie, accompli dans une camionnette de déménagement est l’occasion pour le cinéaste de montrer la relation exceptionnelle qui le lie à sa mère. Jonathan Caouette lui offre son amour, sa tendresse, sa protection qui passent dans tous les gestes du quotidien et le dévouement dont il fait preuve, sans que celui-ci jamais n’apparaisse comme un sacrifice. »
Le cinéma de Jonathan Caouette relève, on l’aura compris, du genre autobiographique. Mais Walk Away Renée, ne ressemble pas à un journal intime. Le mot « auto-fiction », aujourd’hui presque passé de mode, conviendrait mieux. D’abord parce que le cinéaste n’use pas de la première personne : il est devant la caméra au même titre que les autres personnages de son film. Ensuite parce qu’il n’hésite pas à réinventer le réel, à donner une forme onirique à ce qui pourrait être, selon lui, le monde des malades mentaux auquel appartient sa mère, en jouant sur tous les moyens que lui offre le cinéma : effets spéciaux, split-screen ou musique, folk ou pop, qui rythme en même temps qu’elle aère et dilate le film.
Là se situe la force de Walk Away Renée. Loin d’édulcorer ce que la schizophrénie peut entraîner en terme de souffrance, le film n’a rien de naturaliste, multipliant les visions magiques, à la Méliès.
« Les gens qui souffrent d’une maladie mentale, je crois qu’ils sont dans un autre espace, et que cet autre espace existe vraiment. »
- Jonathan Caouette
Dans Tarnation, Jonathan Caouette se filmait en train de vomir d'angoisse, alors qu'il venait d'apprendre l'overdose de sa mère. Dans Walk Away Renée, huit ans plus tard, il laisse la caméra allumée lorsque Renée fait une crise en pleine nuit, mais sans vision infrarouge. Le noir se fait alors source d’imagination de la douleur et de l’effroi qui habitent Renée. Les hurlements perçants traduisent bien mieux l’état de souffrance dans lequel elle est plongée que n’importe quels mots ne le pourraient.
« Je pourrais vous montrer ma mère, ce visage de ma mère, mais je ne le ferai pas… Parfois, je voudrais être comme Lars Von Trier ou Terrence Malick et rester caché. Produire des films narratifs et plus aucune interview. Disparaître après avoir tout montré. »
- Jonathan Caouette
La personnalité, le vécu, la façon d’appréhender le monde qui nous entoure… En bref, l’expérience personnelle. C’est donc elle qui permet de réaliser ou d’interpréter avec brio des films sur des sujets aussi sensibles et complexes que la santé mentale. Qu’il s’agisse d’addictions à la drogue, au sexe, de dépression, de bipolarité ou de schizophrénie, chacun des exemples de films cités plus hauts relèvent de l’expérience personnelle des cinéastes et acteurs qui ont participé à leur création, bien qu’il en existe des milliers d’autres qui n’ont pas été abordés. Mais comment être exhaustif sur un sujet aussi vaste et autant lié à la personnalité unique de chacun ?
Malheureusement, si les films qui concernent la santé mentale tirent leur source dans l’expérience personnelle de ceux qui participent à leur réalisation, il arrive également que la réalisation d’un film ait un impact violent et parfois irrémédiable sur la santé mentale de ceux qui participent à leur réalisation. Autrement dit la santé mentale n’est alors plus source d’inspiration mais victime de l’expérience de tournage qui aura donné naissance au film concerné. Cette problématique amène alors à se questionner sur les limites qui encadrent la volonté d’approcher la perfection, tant au niveau du jeu d’acteur qu’au niveau de la réalisation.