Santé mentale & Cinéma : Perception, traitement et enjeux de la psychiatrie et des troubles mentaux au cinéma

II.A. 2) La personnalité à jamais marquée par le film :
Pour revenir à cette fameuse « Méthode » que suivent certains acteurs pour élaborer leurs rôles au cinéma, elle aurait donc la particularité de les rapprocher au plus près de leurs personnages du point de vue mental, d’adopter une certaine gestuelle, des mimiques, ainsi qu’une façon de parler ou de se déplacer différentes… En bref, ils se laissent entièrement habiter par une autre personnalité, une personnalité qui n’est pas la leur. Mais si la plupart arrivent parfaitement à faire la part des choses entre deux prises de vues et à passer de leur personnalité réelle à celle de leur personnage en quelques instants et vice-versa, et ce sans conséquences sur leur psychisme, il y en a d’autres pour qui l’implication a été tellement exigeante en matière de ressources personnelles que leur santé mentale s’en est trouvée affecté de manière forte et parfois irréversible.
C’est le cas par exemple de Bob Hoskins, dans le film Qui veut la peau de Roger Rabbit, de Robert Zemeckis (1988), qui met en scène un détective privé spécialisé dans la résolution d’enquête concernant des personnages de cartoon. Ce film mélangeait donc prises de vues réelles et dessin animé, obligeant Hoskins à donner la réplique à des personnages fictifs, qui ont été rajouté à l’image au montage.
L’acteur a été tellement marqué par le rôle que deux mois après la fin du tournage, il racontait avoir des hallucinations et voir des toons (les personnages de dessin animé) dans la vie réelle. Le rôle du détective privé Eddy Valiant s'est avéré être l'un des plus difficiles de la carrière de l’acteur, qui a dû interpréter son personnage durant huit mois de tournage, car les images de Disney étaient dessinées à partir de l'enregistrement de la bande. Plus tard, Bob admit que les personnages animés le poursuivaient tellement en vision qu'il dut aller consulter un psychologue.
Un autre exemple, dans un registre bien plus dramatique, peut être cité en la personne de l’acteur américain Adrien Brody, dont le rôle de Wladyslaw Spzilman dans le film Le Pianiste, de Roman Polanski (2002) lui a valu l’oscar du meilleur acteur en 2003 mais l’a particulièrement affecté.
La douloureuse expérience vécue par Adrien Brody a eu l'effet d'une révélation et d'une renaissance sur lui. Pour les besoins de la préparation qu’il s’est imposé, l’acteur a entièrement modifié son mode de vie, afin de ressembler le plus possible à son personnage et de comprendre les tourments que ce dernier devait traverser.
« Quand j'ai su que je jouerais dans le film, j'ai décidé de tout abandonner afin de m'investir totalement dans le personnage. J'ai quitté l'appartement de New York que je louais, j'ai vendu mes meubles, ma voiture, coupé mon téléphone, et je me suis même séparé de la jeune femme qui partageait ma vie. J'ai aussi commencé à perdre du poids pour ressembler physiquement à l'état dans lequel était Wladyslaw Spzilman. Quand je suis arrivé sur le tournage, j'avais déjà perdu dix kilos. Au bout de quelques jours, j'en avais encore perdu cinq. D'ailleurs, c'est sans doute ce qui explique que je suis tombé malade pendant les prises de vues. J'étais trop faible. » - Adrien Brody
Suite à cela, il est arrivé à un tel état de désespoir qu'il a joué son rôle à la perfection. Il lui a tout de même fallu six mois pour retrouver une vie normale. L’acteur avoue néanmoins avoir connu une période de profonde mélancolie, proche de la dépression lorsque le tournage s’est terminé et qu’il a dû quitter son rôle.
Anne Hathaway, qui a hérité du rôle tragique de Fantine, la mère de Cosette, dans le film Les Misérables, de Tom Hooper (2012), adapté du célèbre roman de Victor Hugo, a également vu sa santé mentale très affectée par cette expérience de tournage, qui a été le plus grand défi de toute sa carrière. L'actrice a dû se raser les cheveux et perdre 11 kilos en vingt jours seulement, à l’aide d’un régime uniquement composé de galettes de flocons d’avoine et de pâtes. Coupée de la réalité le temps de l'éprouvant tournage, il aura fallu des semaines à l'actrice pour retrouver ses esprits. Elle l’avoue elle-même, ce régime était « une rupture avec la réalité ».
« J’étais obsédée par ça, l’idée de ressembler à quelqu’un vivant dans la misère qui est proche de la mort. J’étais en état de manque, physique et émotionnel. Quand je rentrais à la maison, je n'arrivais plus à réagir aux problèmes du monde sans être bouleversée. » - Anne Hathaway, pour le magazine Vogue
Par ailleurs, trois ans après avoir remporté un oscar pour son interprétation, l'actrice américaine a révélé qu’elle a en réalité très mal vécu ce qui aurait dû être l'un des plus beaux moments de sa carrière. « J'ai en quelque sorte perdu la tête en tournant ce film et je n'avais pas encore retrouvé mes esprits. Puis il a fallu que je me lève devant tout ces gens et que je ressente quelque chose que je ne ressentais pas, un bonheur simple. J’étais très mal à l’aise de recevoir un prix pour avoir interprété une douleur qui est encore très présente dans notre expérience collective en tant qu'êtres humains. J'ai essayé de montrer que j'étais heureuse et j'ai été prise pour cible pour ça, très violemment. C'est la vérité et c'est ce qui s'est passé. », confie-t-elle au journal The Guardian.
Suite à cela, en 2013 et 2014, l’actrice a fait plusieurs apparitions qui la révélaient très amaigrie, au point d’être diagnostiquée anorexique et de devoir être internée en hôpital psychiatrique.
Cet épisode de la carrière d’Anne Hathaway illustre déjà à quel point les tournages peuvent se révéler marquants pour les comédien.ne.s, au point de développer chez eux des troubles mentaux (comme ici l’anorexie).
Tous les exemples cités au-dessus peuvent être des procédés efficaces (bien que souvent extrêmes) pour mettre son cerveau au service d’un personnage. Mais les conséquences que cela engendre sur la santé mentale des acteurs/actrices sont d’autant plus redoutables dans le genre cinématographique horreur-épouvante, du fait de la nature effrayante de certaines scènes et de la volonté de jeu qui doit faire apparaître les personnages comme étant en train de subir un profond traumatisme causé par ce qu’ils voient / perçoivent / entendent / ressentent.
Dernièrement, plusieurs comédien.ne.s de films d’horreur ont justement avoué souffrir d’un sérieux traumatisme né pendant le tournage de certaine séquences particulièrement terrifiantes, même lors du tournage. L’acteur le plus récent à avoir parlé de problèmes de santé mentale nés d’un rôle est Alex Wolff, l’un des acteurs stars de Heriditary, d’Ari Aster (2018). Suite à la sortie du film en salles, l’acteur a tenu des propos pour le moins inquiétants sur les conditions de jeu qu’il s’imposait :
« Je pense qu’il est impossible de vivre quelque chose comme ça sans en ressortir avec une forme de stress post-traumatique. J’étais réellement à vif et dans un état instable pendant le tournage. Ça m’empêchait de dormir la nuit et j’en suis venu à entrer dans une habitude masochiste où j’essayais d’absorber tous les sentiments négatifs qui se présentaient à moi pour pénétrer le rôle. Je me forçais à faire l’inverse de ce que l’on fait généralement dans la vie, à savoir s’asseoir sur le chauffage et sauter quand ça commence à brûler. Je devais faire l’opposé : absorber la douleur et la laisser me brûler. Une sorte de psychologie inversée. » - Alex Wolff, à propos de Heriditary
Et il n’est pas le seul à tenir de tels propos :
Dakota Johnson, à l’affiche du remake de Suspiria réalisé par Luca Guadanino (2018), a également avoué avoir eu besoin d’entreprendre une thérapie après le tournage du film.
Il en va de même pour l’actrice Jennifer Lawrence qui, pendant la tournée presse du film Mother!, de Darren Aronofsky (2017), annonçait que son état psychique s’était trouvé grandement perturbé par le tournage. « Je ne me perds jamais dans un film, confiait-elle à Deadline, c’est la seule fois où je me suis perdue. Je n’arrivais pas à convaincre mon corps que tout ça n’était pas vrai. J’étais constamment en hyperventilation. » Lors d’une interview pour Vogue, elle ajoutait : « J’ai dû aller explorer des recoins très sombres de ma personnalité, que je n’avais jamais visité de ma vie. Je n’étais pas sûre de pouvoir en sortir indemne. »
Mais l’exemple le plus marquant et sans doute le plus explicite sur les ravages peut peuvent engendrer une expérience de tournage de film d’horreur sur la santé mentale d’un.e comédien.ne concerne sans aucun doute Shelley Duvall, que le rôle de Wendy Torrance, dans Shining, de Stanley Kubrick (1980), a profondément affecté.
Kubrick est réputé pour faire ressortir les véritables émotions de ses acteurs, en utilisant des méthodes parfois considérées comme extrêmes, voire dangereuses. Shelley Duvall a donc souffert de son extrême perfectionnisme : elle a pleuré durant près de 12 heures, a eu droit à de multiples reproches lorsqu'elle était chez elle, et devait même supporter l'indifférence de l'équipe de tournage, tout cela pour mieux entrer dans la peau de son personnage. Pour tenir le coup, elle s'est mise à boire du whisky après la fin du tournage.
La jeune femme a été particulièrement marquée par le tournage de la scène où elle se défend contre Nicholson avec une batte de baseball. Une autre scène emblématique, la séquence où elle fait face au visage de son mari encastré dans la porte de la salle de bains a nécessité trois jours de prises de vues, et près de 60 portes ont été utilisées pendant le tournage. Même Jack Nicholson a déclaré qu'elle avait le travail le plus difficile qu'il ait jamais vu. Cette scène fut répétée 127 fois, ce qui établit un nouveau record du monde à l'époque. Kubrick se contentant de dire après chaque prise à Shelley que "ça n'allait pas", sans autre explication. La jeune actrice a subi un traumatisme pendant le tournage de ce film. Les exigences sans fin du réalisateur sont allées si loin que Duvall a commencé à perdre ses cheveux.
Comme pour ajouter au drame de cet épisode, selon Horror Media, le rôle de Duvall a été très critiqué par Stephen King, qui a déclaré qu'il détestait le film en grande partie à cause du portrait misogyne de Wendy Torrance qui, selon les mots de King, « ne servait qu’à crier et paraître stupide, et ce n'est pas la femme dont je dresse le portrait dans mon roman. »
Shelley Duvall s’est évanouie de la sphère publique en 2002 et s’est isolée pour se cacher et se battre contre une « terrible maladie » selon ses propres mots, et ce jusqu’en 2016, 36 ans après la sortie du film de Stanley Kubrick, où l’on a révélé que l’ex-actrice vivait recluse, isolée dans un village du Texas, atteinte de sévères troubles psychiatriques. Les habitants la décrivent comme une ermite « qui erre dans la ville, hirsute, l'air étrange et totalement dingue ».
C’est Phil McGraw, qui anime Le talk-show Dr Phil, qui a retrouvé sa trace. Shelley Duvall a accepté de lui accorder une interview, dans laquelle elle évoque ses troubles psychiatriques. Dans un extrait de l'émission, on peut voir l'ex-actrice alors âgée de 67 ans, affirmer qu'elle est toujours très malade et qu'elle a besoin d'aide. Shelley Duvall, qui avait joué Olive face à Robin Williams dans Popeye, explique également qu'elle est persuadée que l'acteur, qui s'est pendu le 11 août 2014, est toujours vivant. Elle raconte ensuite avoir été agressée par un personnage fictif, le Shérif de Nottingham de Robin des Bois.
Ce passage à la télévision a poussé Vivian Kubrick, la fille du réalisateur de Shining, a lancé un appel aux dons en faveur de l’ancienne actrice. Vivian a toujours évolué dans l'ombre de son père. Chargée du making-of de Shining, elle a été le témoin privilégié d'un tournage qu’elle qualifie elle-même de « chaotique ». Shelley Duvall, déjà fragilisé par la vie à l'époque selon Vivian, était dans un état de tension psychologique extrême, et cette expérience n’a fait qu’entériner les troubles mentaux dont elle souffrait.
Voilà donc qui peut interroger sur le point de savoir jusqu’où un réalisateur peut-il aller en terme d’exigence lorsque cela implique un risque sérieux (et ici, en l’occurence, avéré) d’endommagement de la santé mentale de ses acteurs. Stanley Kubrick prétendra certainement ne pas mesurer les potentielles conséquences que pouvait entraîner le traitement qu’il faisait subir à Shelley Duvall à l’époque, mais cela n’excuse en rien ce qui est arrivé : à savoir que ce tournage a marqué la fin de la sanité d’esprit de la jeune actrice. Et pour ce genre de faits, aucune responsabilité ne sera jamais engagée à son encontre…