Santé mentale & Cinéma : Perception, traitement et enjeux de la psychiatrie et des troubles mentaux au cinéma

III.A. 1) Les représentations de la maladie mentale et de ceux qui en souffrent :
En 1991, Steven E. HYLER (membre du « New-York State Psychiatric Institute » et du département psychiatrique de l’Université de Colombie) ainsi que trois autres chercheurs ont proposé une classification des représentations négatives du malade mental au cinéma selon les stéréotypes suivants (50) :
Le fanatique meurtrier (The homicidal maniac), pour lequel on peut citer Psychose, d’Alfred Hitchcock (1960), ou encore L’Exorciste, de William Friedkin (1973) ;
L’esprit libre et rebelle (The rebellious free spirit), comme dans Vol au-dessus d’un Nid de Coucou, de Milos Forman (1975) ;
L’esprit éclairé (The enlightened member of society), dans par exemple Le Roi de Cœur, de Philippe de Broca (1966), correspondant au stéréotype du malade mental capable de créer une société utopique ;
La patiente séductrice (The female patient as seductress), comme on peut la voir dans Pulsions, de Brian de Palma (1980) ;
Le parasite narcissique (The narcissistic parasite), où le malade est considéré comme centré sur lui et ses problèmes comme dans Lovesick, de Marshall Brickman (1983) ;
Le specimen de zoo (The zoo specimen), qui représente le malade mental de manière déshumanisée, sans aucun droit et souvent objet de l’observation scientifique, par exemple dans La Fosse aux Serpents, d’Anatole Litvak (1948).
Manque d’information, raccourci ou facilité scénaristique, volonté de déranger, d’effrayer ou d’apitoyer le spectateur, les raisons qui peuvent conduire à une mauvaise représentation de la maladie mentale au cinéma sont nombreuses, et chacune participe à façonner les croyances du public.
« Le plus connu, c'est l'hypothèse d'une origine traumatique. Les films suggèrent que la raison pour laquelle une personne développe des troubles mentaux est qu'elle a vécu quelque chose d'atroce dans le passé. Les Trois Visages d’Eve, de Nunnally Johnson (1957) et les films sur les troubles dissociatifs de l’identité (TDI) suggèrent habituellement que la personne a été abusée physiquement ou sexuellement quand elle était enfant, et que sa maladie est liée à de mauvaises pratiques parentales. Or, beaucoup de personnes développent des maladies mentales alors qu'elles n'ont vécu aucun traumatisme. » - Dr Danny WEDDING, Directeur de l'Institute of Mental Health dans le Missouri et co-auteur de Movies and Mental Illness : Using Films to Understand Psychopathology
Par ailleurs, on constate que le cinéma aborde souvent les troubles mentaux d’un point de vue pessimiste : la plupart des films vont s’attarder sur les délires, la souffrance et le mal-être de la personne malade, sans jamais (ou très rarement) aborder l’éventualité d’une potentielle guérison grâce aux méthodes connues et pratiquées.
Ains, les fins dramatiques et macabres qui marquent certains films relatifs à ce sujet, qui poussent leurs protagonistes vers une mort inéluctable du fait de leur condition, participent également à renforcer une vision très négative des maladies psychiques auprès du grand public, notamment à travers l’idée que l’on ne peut rien faire contre ces troubles mentaux, qu’une guérison est inenvisageable et que le protagoniste, après une lutte inutile et des traitements inefficaces contre le mal qui le ronge, va nécessairement finir ses jours de manière tragique, car son mal n’est soit-disant pas physique mais lié à son esprit, et donc inexplicable.
« Malheureusement, la dépression sous l’angle de la guérison et du rétablissement est très mal représentée. Il y a très peu de films à ma connaissance qui montrent le parcours de quelqu’un souffrant d’une dépression sévère qui s’en sort grâce à une aide psychologique, psychiatrique ou médicale. L’idée qu’on puisse se remettre d’une pathologie psychiatrique n’existe pas. » - Dr Jean-Victor BLANC, Psychiatre spécialisé dans l’étude de la représentation des troubles psychiques dans la pop culture
« La stigmatisation est liée à la méconnaissance de la maladie que l’on associe, à tort, à la folie. Les gens ignorent que la schizophrénie commence sur le terrain neurobiologique, dans le cerveau. Ils pensent que c’est une maladie de l’esprit qui ne peut être soignée. C’est faux ! » - Dr Guillaume FOND, Docteur en psychiatrie, enseignant à l’université Paris-Est et chercheur Inserm
Bien que la prévalence mondiale de la schizophrénie se situe entre 0,5% et 1%, cette maladie est indéniablement surreprésentée dans les films abordant le thème de la santé mentale. Ainsi, dans les films en langue anglaise tournés entre 1990 et 2010, pas moins de 42 personnages présentent des symptômes schizophréniques établis.
Mais le problème réside surtout dans le fait que les films qui abordent cette maladie l’illustrent très souvent à travers un personnage en proie à de violentes crises hallucinatoires ou à des délires paranoïaques, sans jamais montrer les symptômes et comportements peut-être moins démonstratifs mais tout aussi importants qui caractérisent le plus souvent une personne schizophrène (tels que la froideur affective, les troubles du langage, l’absence d’empathie, ou encore l’isolement lié à un repli social, qui correspond à l’hébéphrénie, une forme de schizophrénie qui touche pourtant 20% des personnes schizophrènes).
« Tous les schizophrènes ne sont pas violents et nombreux sont ceux qui arrivent à mener une vie normale quand ils sont bien suivis. J’ai des patients qui sont avocats, médecins, ingénieurs… Au moment du diagnostic, je leur dis toujours que cela ne les empêchera pas d’avoir un pavillon en banlieue et des enfants. Le problème majeur c’est la stigmatisation. » - Dre Marine RAIMBAUD, psychiatre experte des représentations de la schizophrénie au cinéma
À cause de ces clichés et stéréotypes, beaucoup de personnes présentant les premiers symptômes d’un quelconque trouble mental n’osent pas aller consulter immédiatement. Les raisons qui les en empêchent peuvent être nombreuses (pression sociale, fausses croyances, peur du diagnostic, du rejet, de perdre la vie qu’ils ont, ou de paraître « différent » aux yeux des autres…). Ce retard n’est pas sans conséquences, parfois grave, sur l’efficacité du traitement et la difficulté de prise en charge :
« Au début de leur maladie, les gens commencent à entendre des petites voix et se disent : ‘Non mais de toute façon je ne suis pas fou, je n’ai pas besoin d’aller voir un psychiatre’. Ça serait pourtant le meilleur moment pour venir nous voir. Plus on intervient tôt, meilleur sera le pronostic. Cependant, à cause de cette horrible image de la maladie, beaucoup trop de gens attendent pour consulter. On les récupère à l’hôpital quand les troubles sont déjà installés depuis un moment. C’est alors plus difficile à soigner, les traitements sont moins efficaces. »
- Dre Marine RAIMBAUD
D’un point de vue purement sémantique, « schizo » signifie « couper » tandis que « phrénie » correspond à esprit. En d’autres termes, la schizophrénie équivaudrait à un esprit morcelé. Et ce morcellement, sur le plan clinique, sous-entend le morcellement des différentes régions de notre cerveau qui contrôlent notamment les émotions, la mémoire ou l’attention. Pour simplifier, la schizophrénie est une maladie qui résulte d’une mauvaise coordination de toutes ces zones cérébrales. Il faut savoir qu’une personne schizophrène sur cinq seulement est victime d’hallucinations acoustico-verbales (impression d’entendre des voix). Ce symptôme reste néanmoins le plus connu, car le plus spectaculaire.
Les hallucination visuelles, subies par de nombreux personnages de films prétendument schizophrènes, ne concernent qu’un infime pourcentage des personnes atteintes de cette pathologie et ne constituent pas du tout un symptôme représentatif de la maladie, contrairement à ce que pourrait penser l’opinion public. Quant à l’idée si répandue d’un éventuel dédoublement de la personnalité, elle se réduit le plus souvent à des attitudes inadaptées ou à des délires incontrôlés.
Le Dr Danny Wedding (cité plus haut), dans son ouvrage, évoque le film Un Homme d’exception, de Ron Howard (2001), et déplore la présence dans le film d’hallucinations visuelles, qui sont rares dans les pathologies psychiatriques. Le mathématicien John Nash, dont le film se veut être un biopic, avait des hallucinations acoustico-verbales (auditives). De plus, il est représenté comme apprenant à gérer ses symptômes sans aucun traitement, alors que John Nash a reçu plusieurs thérapies différentes avant de se stabiliser. Ron Howard est plus fidèle à l’égard de la maladie quand il filme les difficultés du mathématicien à suivre son traitement et à se soigner.
Nash a finalement été en mesure d'obtenir un rare niveau de contrôle de sa maladie, lui permettant d’obtenir un prix Nobel à la fin de sa vie. Un parcours de vie exceptionnel mais qui est loin d'être représentatif. Le film chérit le mythe du lien entre la schizophrénie et le génie.
Une autre erreur fréquente parfois rencontrée dans les films est la confusion entre schizophrénie et trouble dissociatif de l’identité (TDI), comme dans le film Split, de M. Night Shyamalan), par exemple. Il faut savoir qu’en France, cette maladie n’est pas reconnue.
« C’est un concept américain. Soi-disant, 3 à 5% de la population en souffriraient, cela fait beaucoup quand on sait que la schizophrénie touche 1% des gens, ce qui est déjà énorme. Personnellement, je n’ai jamais eu de patient qui souffrait de troubles de dédoublement de l’identité et aucun de mes collègues non plus, donc j’ai des doutes. »
- Dre Marine RAIMBAUD
Par ailleurs, on sait tellement peu de choses sur les TDI que la particularité des symptômes de la maladie diffère selon les films dans lesquels elle est abordée : Dans Split, de M. Night Shyamalan (2016), chaque personnalité du personnage de Kévin se succède en prenant tour à tour le contrôle de son esprit, sans avoir conscience de l’existence des autres. Dans Fight Club, de David Fincher (1999), les deux personnalités du narrateur, interprétées par Edouard Norton et Brad Pitt coexistent simultanément et échangent entre elles. Le narrateur considère d’ailleurs le personnage de Brad Pitt comme étant son meilleur ami. Tandis que dans Fenêtre Secrète, de David Koepp (2004), Shooter, la deuxième personnalité de l’écrivain Mort Rainey, le menace et tente même de le tuer (tentative qui aurait en réalité, si elle avait réussi, correspond au suicide de Mort).
Les TDI sont donc un trouble qui se prête parfaitement à la création de personnages iconiques, donnant parfois lieu à de vrais rôles de composition. Ainsi, les films centrés sur le trouble dissociatif de l’identité sont presque devenus un genre à part entière, et remportent généralement un grand succès public et critique. On peut aussi citer à la télévision la récente série Mr Robot (2015), qui se fonde à nouveau sur cet amalgame.
L’idée répandue selon laquelle la schizophrénie serait caractérisée par un dédoublement de personnalité se trouve généralement renforcée par ces films (Byrne, 2001). Ils appuient le stéréotype de l’association entre comportements violents (présents dans les trois films cités plus haut, à titre d’exemple) et schizophrénie, et entretiennent le mythe de l’alternance entre deux personnalités : celle de l’honnête et innocent citoyen et celle du meurtrier fou à lier, avec tous les fantasmes d’imprévisibilité que cette maladie suscite.
On retrouve d’ailleurs le personnage du psychopathe au cœur de nombreux films. Mais ce terme étant très vague et renvoyant bien souvent l’image d’un tueur fou et cruel, l’on pourrait s’interroger sur l’existence et la définition de ce terme au sein du milieu médical :
« Le trouble de la personnalité psychopathique ou sociopathique est bel et bien une pathologie psychiatrique, mais elle reste assez rare. Ce sont des patients qu’on ne voit pas souvent car l'un des traits caractéristiques de cette pathologie est une personnalité très manipulatrice marquée par une forte absence de culpabilité. Ces personnes vont donc généralement essayer d’éviter les soins du mieux qu’ils peuvent. » - Dr Jean-Victor BLANC
Une anecdote assez intéressante peut également être relatée ici concernant le film Vol au-dessus d’un Nid de Coucou, de Milos Forman (1976) : une idée persiste dans l’inconscient collectif selon laquelle les patients atteints de maladie mentale ont une apparence physique différente et bien distincte de celle des autres membres de la population. Si bien que pour ce film, les producteurs estimaient nécessaire que les acteurs jouant les patients aient une apparence physique particulière… Ne trouvant pas suffisamment d'acteurs compétents correspondant à ce critère, ils sont allés jusqu’à envisager d'engager des patients du Oregon State Hospital en tant que figurants pour le tournage, mais cette idée a été abandonnée car les patients rencontrés n’avaient pas non plus un physique assez distinct au goût des producteurs pour représenter des patients atteints de maladie mentale à l'écran ! On retrouve alors la stigmatisation répandue selon laquelle l’identification d’une personne souffrant d’un trouble mental pourrait provenir d’une anomalie physique qui serait facilement et rapidement identifiable.
Un autre exemple probant de la représentation de la maladie au cinéma peut être cité avec le film Rain Man, de Barry Levinson (1989) : ce film fut considéré comme l'un des premiers à aborder le thème de l'autisme. Le personnage incarné par Dustin Hoffman est atteint d'un trouble autistique de haut niveau, de type Asperger, qui représente seulement une infime partie des personnes souffrant de troubles autistiques. Par ailleurs, dans le film, le personnage du Dr Bruner ne fait mention que d’autisme concernant le diagnostic de Raymond (Dustin Hoffman).
Le personnage de Raymond est inspiré de Kim Peek, un américain autiste atteint du syndrome du savant, terme qui n’est pas même pas médicalement reconnu mais qui servirait à expliquer ses capacités hors-normes. À la suite du succès de Rain Man, l'idée fausse selon laquelle les personnes ayant le syndrome d'Asperger sont nécessairement dotées de capacités savantes s'est répandue (mythe du « génie autiste »). Cette confusion est considérée comme ayant porté préjudice à la perception que le grand public a du syndrome d’Asperger.
Roselyne Bachelot a d’ailleurs déclaré : « Pour nombre de gens qui n'ont pas l'expérience de ce handicap, l'autisme correspond au syndrome d'Asperger, illustré par le personnage incarné par Dustin Hoffman dans le film Rain Man, ce qui ne leur permet pas de comprendre la situation de la majorité des autistes. »
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Les représentations cinématographiques des maladies mentales sont donc souvent très éloignées de la réalité médicale. Sont en cause les fantasmes sur la folie d’une société à la fois voyeuse et distante vis-à-vis de ces malades, ainsi que les contraintes inhérentes de l’industrie du divertissement : un format d’environ deux heures, la nécessité de raconter une histoire, de mettre en scène des personnages efficaces, etc.